L’INVRAISEMBLABLE VOL
(The Incredible Theft)

1

Comme le maître d’hôtel passait le soufflé, lord Mayfield se pencha en confidence vers sa voisine de droite, lady Julia Carrington. Connu pour être un hôte parfait, lord Mayfield savait se montrer à la hauteur de sa réputation. Célibataire endurci, il n’en prenait pas moins le soin de faire du plat au beau sexe.

Lady Julia Carrington était une femme d’une quarantaine d’années, grande, brune et volubile. Très maigre, elle avait encore beaucoup d’allure. Ses pieds et ses mains, en particulier, n’étaient pas mal du tout. Elle avait les manières brusques et impatientes des femmes qui vivent sur les nerfs.

Son mari, le général de corps d’armée aérienne, sir George Carrington, était assis presque en face d’elle à la table ronde. Il avait commencé sa carrière dans la marine et en avait gardé la bruyante jovialité. Il taquinait en riant la belle Mrs Vanderlyn, assise à la gauche de son hôte.

Mrs Vanderlyn était une blonde ravissante. Elle avait un soupçon d’accent américain, sans exagération, juste ce qu’il faut pour être savoureux.

La voisine de gauche de sir George Carrington était Mrs Macatta, député aux communes. Mrs Macatta faisait autorité dans les domaines du Logement et de la Protection de l’Enfance. Elle aboyait plutôt qu’elle ne parlait, et exposait d’ordinaire en phrases courtes et sèches des vues pour le moins alarmistes. Sans doute était-il naturel que le général préférât entreprendre sa voisine de droite.

Mrs Macatta, qui – où qu’elle se trouvât – ne pouvait se retenir de parler boutique, abreuvait d’informations péremptoires son voisin de gauche, le jeune Reggie Carrington.

Reggie Carrington, vingt et un ans, se souciait comme d’une guigne du Logement, de la Protection de l’Enfance et de la politique en général. « Quelle horreur ! » ou « Je suis bien d’accord avec vous ! » s’exclamait-il à intervalles réguliers, l’esprit visiblement ailleurs. Mr Carlile, secrétaire particulier de lord Mayfield, était assis entre le jeune Reggie et sa mère. C’était un jeune homme pâle portant pince-nez, à l’air intelligent et réservé, qui parlait peu mais était toujours prêt à meubler les trous de la conversation. Remarquant que Reggie Carrington étouffait un bâillement, il se pencha vers Mrs Macatta et lui posa adroitement une question sur son programme de « Santé des Enfants ».

Se déplaçant à pas feutrés dans la lumière tamisée, le maître d’hôtel et deux valets de pied présentaient les plats et servaient les vins. Lord Mayfield gratifiait son cuisinier de gages élevés et était célèbre pour son art de marier les grands crus.

Bien que la table fût ronde, on ne pouvait ignorer qui recevait. La tête de la table était bien là où trônait lord Mayfield, grand, les épaules carrées, il avait une épaisse chevelure argentée, un long nez droit et un menton légèrement proéminent. Son visage était de ceux qui se prêtent aisément à la caricature. Naguère encore sir Charles McLaughlin, lord Mayfield avait mené de front une carrière politique et la direction d’une grosse entreprise industrielle. Il était lui-même un ingénieur de premier plan. Il avait été anobli l’année précédente, en même temps que nommé ministre de l’Armement, poste nouvellement créé.

Le dessert trônait sur la table. Le porto avait déjà circulé une fois. Ayant saisi le regard de Mrs Vanderlyn, lady Julia se leva. Les trois femmes quittèrent la pièce.

Le porto circula à nouveau. Lord Mayfield fit une légère allusion aux faisans. Pendant cinq minutes, la conversation roula sur la chasse. Puis sir George s’adressa à son fils :

— Reggie, mon garçon, je pense que tu as envie de rejoindre ces dames au salon. Je suis sûr que lord Mayfield n’y verra pas d’inconvénient.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois.

— Merci, lord Mayfield, j’y vais.

— Si vous voulez bien m’excuser, lord Mayfield, murmura Mr Carlile, j’ai des notes et divers papiers à revoir…

Lord Mayfield accorda sa bénédiction d’un signe de tête. Les deux jeunes gens sortirent. Les domestiques s’étaient déjà retirés peu avant. Le ministre de l’Armement et le chef des Forces aériennes se retrouvèrent seuls.

Au bout d’une minute, Carrington demanda :

— Eh bien… C’est O.K. ?

— Absolument. Il n’existe rien dans aucun pays d’Europe, qui puisse atteindre ce nouveau bombardier.

— Tous enfoncés, hein ? C’est bien ce que je pensais.

— Suprématie aérienne, décréta lord Mayfield, catégorique.

George Carrington poussa un profond soupir.

— Il serait temps ! Vous savez, Charles, nous avons vécu une période scabreuse. L’Europe entière s’armait jusqu’aux dents. Et nous n’étions pas prêts, bon sang de bonsoir ! Il était moins une. Encore que nous ne soyons toujours pas sortis de l’auberge, quelle que soit la rapidité de la construction.

— Néanmoins, George, murmura lord Mayfield, il y a aussi des avantages à se trouver à la traîne. Beaucoup d’armements européens sont déjà démodés, et les continentaux frisent dangereusement la banqueroute.

— Ça ne veut rien dire, maugréa sir George. On apprend toujours que tel ou tel pays est en faillite ! Ils n’en continuent pas moins à s’armer. La finance, vous savez, c’est un mystère absolu pour moi.

L’œil de lord Mayfield s’alluma un instant. Sir George Carrington était toujours tellement « vieux loup de mer, râleur et intègre » – genre si bien passé de mode qu’il se trouvait des gens pour prétendre que ce n’était chez lui qu’une pose.

Changeant de sujet, Carrington remarqua d’un ton un peu trop désinvolte :

— Séduisante, Mrs Vanderlyn, hein ?

— Vous vous demandez ce qu’elle fait ici ? lança lord Mayfield, les yeux rieurs.

Carrington eut l’air un peu confus.

— Pas du tout… pas du tout !

— Mais si ! Mais si ! Ne jouez pas les pères la pudeur, George. Vous vous demandiez, non sans consternation, si je n’étais pas sa dernière victime !

— J’avoue que j’ai en effet trouvé sa présence quelque peu étrange… surtout pendant ce week-end-ci.

Lord Mayfield acquiesça.

— Là où sont les carcasses, les vautours se rassemblent. Nous tenons une carcasse, et on pourrait fort bien qualifier Mrs Vanderlyn de vautour n°1.

Le général de corps d’armée aérienne s’enquit brusquement :

— Vous savez quelque chose sur cette femme ?

Lord Mayfield coupa l’extrémité de son cigare, l’alluma dans les règles et, rejetant la tête en arrière, choisit ses mots avec soin.

— Ce que je sais de Mrs Vanderlyn ? Je sais qu’elle est citoyenne américaine. Je sais qu’elle a eu trois maris, un Italien, un Allemand, et un Russe, et qu’en conséquence elle a établi d’utiles « contacts » – comme il est convenu d’appeler ça – dans trois pays différents. Je sais qu’elle s’arrange pour s’habiller très cher et pour vivre dans le luxe, et qu’il subsiste une légère incertitude quant à la source des revenus qui lui permettent de le faire.

Avec un sourire, sir George Carrington murmura :

— Vos espions ne sont pas restés inactifs, Charles, je vois ça.

— Je sais, poursuivit lord Mayfield, qu’outre ses charmes évidents, Mrs Vanderlyn est l’auditrice idéale et qu’elle adore nous entendre « parler boutique ». Ainsi, un homme peut lui raconter sa vie avec le sentiment de la fasciner. Divers jeunes officiers sont allés un peu trop loin dans leur désir de se montrer intéressants, et leur carrière en a souffert. Ils en avaient dit à Mrs Vanderlyn un peu plus qu’ils n’auraient dû. Presque tous les amis de la dame sont dans l’Armée, mais l’hiver dernier, elle est allée chasser dans un certain comté, non loin d’une de nos plus importantes usines d’armement et elle y a noué des amitiés qui n’avaient pas toutes un caractère cynégétique. Bref, Mrs Vanderlyn est une personne très utile à… (Il décrivit un cercle avec son cigare). Peut-être vaut-il mieux ne pas préciser à qui ! Disons seulement à une puissance européenne – sinon à plus d’une.

Carrington respira profondément.

— Vous m’ôtez un grand poids, Charles.

— Vous pensiez que j’avais succombé au chant de la sirène ? Mon cher George ! Les méthodes de Mrs Vanderlyn sont un peu trop cousues de fil blanc pour un vieux renard comme moi. Par ailleurs, elle n’est plus, comme dit l’autre, « aussi jeune qu’elle l’a été ». Vos petits chefs d’escadron ne s’en rendent sans doute pas compte. Mais j’ai cinquante-six ans, mon garçon. D’ici quatre ans, je serai sans doute un vieux cochon courant après un quarteron de débutantes récalcitrantes.

— J’ai été stupide, s’excusa Carrington, mais la situation paraissait un peu bizarre…

— Ça vous paraissait bizarre qu’elle se trouve ici, au cœur d’une réunion de famille, juste au moment où nous devions tenir, vous et moi, une conférence officieuse à propos d’une découverte qui va probablement révolutionner la défense aérienne ?

Sir George Carrington hocha la tête.

— Or, c’est précisément ça, dit lord Mayfield en souriant. C’est l’appât.

— L’appât ?

— Voyez-vous, George, pour parler comme au cinéma, nous n’avons en fait rien « sur » cette femme. Et nous voulons quelque chose. Elle s’en est trop bien tirée, jusqu’à maintenant. C’est qu’elle a été prudente, diablement prudente. Nous savons ce qu’elle cherche, mais nous n’en avons pas la preuve. Il faut la tenter en mettant le paquet.

— Le paquet étant les caractéristiques techniques du nouveau bombardier ?

— Exactement. Il faut que ce soit quelque chose d’assez important pour l’amener à prendre un risque, à se montrer à découvert. Et alors… nous la tiendrons.

Sir George poussa un grognement.

— Oui… tout ça est bel et bon. Mais supposez qu’elle ne le prenne pas, ce risque ?

— Ce serait dommage, répondit lord Mayfield. Mais je pense qu’elle foncera tête baissée…

Il se leva.

— Si nous allions rejoindre ces dames au salon ? Il ne faut pas priver votre femme de son bridge.

— Julia aime trop son fichu bridge, grommela sir George. Elle ne peut pas se permettre de jouer ainsi à tout-va, et je le lui ai dit. Le malheur, c’est qu’il s’agit d’une joueuse-née.

Puis, rejoignant son hôte de l’autre côté de la table, il ajouta :

— J’espère que votre plan va réussir, Charles.

2

Au salon, la conversation s’était faite plus d’une fois languissante. Mrs Vanderlyn n’était guère à son avantage en compagnie des personnes de son sexe. Ses manières enjôleuses, tant goûtées du sexe fort, ne semblaient bizarrement pas emporter l’adhésion des femmes. Lady Julia pouvait se montrer au choix d’une exquise civilité ou d’une rare muflerie. En l’occurrence, elle détestait Mrs Vanderlyn, Mrs Macatta l’ennuyait à mourir, et elle ne faisait pas mystère de ses sentiments. La conversation allait de silence en silence et, sans le quasi-monologue de la représentante aux Communes, elle aurait pu cesser complètement.

Mrs Macatta était une femme opiniâtre et qui ne poursuivait qu’un dessein. Elle avait tout de suite classé Mrs Vanderlyn au rang des inutiles et des parasites. Quant à lady Julia, elle avait tenté de l’intéresser à sa prochaine fête de charité. Lady Julia avait répondu d’un ton vague, étouffé quelques bâillements et s’était replongée dans ses préoccupations intimes. Pourquoi Charles et sir George ne les rejoignaient-ils pas ? Ce que les hommes sont agaçants ! Au fur et à mesure qu’elle s’abîmait dans ses pensées et ses soucis personnels, ses commentaires s’étaient faits encore plus machinaux.

Les trois femmes étaient silencieuses quand les hommes les rejoignirent enfin.

« Julia n’a pas bonne mine, ce soir, se dit lord Mayfield. Quel paquet de nerfs ! »

— Que diriez-vous d’un bridge ? demanda-t-il à voix haute.

Lady Julia s’épanouit aussitôt. Le bridge était toute sa vie.

Comme Reggie Carrington venait d’arriver, on forma une table de quatre. Lady Julia, Mrs Vanderlyn, sir George et Reggie s’installèrent. Lord Mayfield se dévoua pour faire la conversation à Mrs Macatta.

Quand ils eurent terminé la deuxième partie, sir George regarda ostensiblement la pendule au-dessus de la cheminée.

— Cela ne vaut guère la peine d’en commencer une autre, remarqua-t-il.

Sa femme eut l’air déçu.

— Il n’est que 11 heures moins le quart. Une petite.

— Elles ne le sont jamais, ma chère, répondit sir George avec bonne humeur. De toute façon, Charles et moi avons du travail.

— Comme tout cela a l’air important ! susurra Mrs Vanderlyn. J’imagine que les hommes de premier plan comme vous n’ont jamais une minute de répit.

— La semaine de quarante-huit heures n’est pas pour nous, répondit sir George.

— Vous savez, continua de susurrer Mrs Vanderlyn, je ne suis qu’une Américaine mal dégrossie et j’en rougis de honte, mais les gens qui veillent aux destinées d’un pays me fascinent. C’est là un point de vue qui doit vous paraître bien naïf, sir George.

— Chère Mrs Vanderlyn, il ne me viendrait jamais à l’esprit de vous trouver naïve ou mal dégrossie.

Il lui sourit. Il y avait sans doute dans ses propos un brin d’ironie, qui ne lui échappa pas. Adroite, elle se tourna vers Reggie et lui décocha son sourire le plus ravageur.

— Je suis désolée de voir interrompre notre belle association. C’était follement habile de votre part, cette annonce de quatre sans atout.

— Un sacré coup de veine de ne pas y avoir laissé de plumes ! bredouilla Reggie rougissant et flatté.

— Au contraire ! C’était le fruit d’une déduction étonnante. Vous avez compris, d’après les annonces, dans quelles mains se trouvaient les cartes et vous avez joué en conséquence. Tout ça m’a paru brillantissime.

Lady Julia se leva brusquement.

« Sa pommade, elle l’étale au couteau », pensa-t-elle avec dégoût.

Son regard s’adoucit en se posant sur son fils. Il était sans méfiance. Il avait l’air si désespérément jeune et ravi ! Quelle naïveté ! Pas étonnant qu’il lui arrivât toujours des histoires. Il était trop confiant, trop gentil, voilà ce qu’il y avait. George ne le comprenait pas le moins du monde. Les hommes sont si carrés dans leurs jugements. Ils oublient qu’ils ont été jeunes eux-mêmes. George était beaucoup trop sévère avec Reggie.

Mrs Macatta s’était levée elle aussi. On se souhaita bonne nuit.

Les trois femmes se retirèrent. Lord Mayfield servit un verre à sir George, s’en versa un lui-même, et leva la tête comme Carlile apparaissait sur le seuil.

— Sortez les dossiers, et tous les papiers, voulez-vous, Carlile ? Y compris les plans et les clichés. Le général et moi ne tarderons pas. Nous allons juste faire un petit tour, n’est-ce pas, George ? La pluie a cessé.

Tournant les talons, Mr Carlile faillit heurter Mrs Vanderlyn et s’excusa.

— Mon livre, fit-elle en voguant vers eux toutes voiles dehors, celui que je lisais avant le dîner…

Reggie se précipita, un livre à la main.

— Celui-là ? Celui qui était sur le sofa ?

— Mais oui. Merci beaucoup, beaucoup !

Elle lui adressa son sourire le plus angélique, prit de nouveau congé et s’éclipsa.

Sir George avait ouvert une porte-fenêtre.

— La nuit est magnifique, annonça-t-il. Bonne idée d’aller faire une trotte.

— Bonne nuit, monsieur, dit Reggie. Je vais aller me mettre au lit.

— Bonne nuit, mon garçon, répondit lord Mayfield.

Reggie prit un roman policier qu’il avait commencé dans la soirée et sortit à son tour.

Lord Mayfield et sir George passèrent sur la terrasse. La nuit était belle, le ciel parsemé d’étoiles.

Sir Georges aspira l’air à pleins poumons.

— Pffft ! Cette femme s’inonde de parfum, remarqua-t-il.

Lord Mayfield se mit à rire.

— Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un parfum bon marché. Je dirais même que c’est une des marques les plus chères du marché.

Sir George fit la grimace.

— Vous croyez que nous devons lui en être reconnaissants ?

— Vous devriez. Une femme empestant le parfum bon marché, c’est une des pires abominations de l’humanité.

Sir George regarda le ciel.

— C’est extraordinaire ce qu’il s’est éclairci, remarqua-t-il. Pendant le dîner, j’ai entendu la pluie tomber.

Les deux hommes déambulèrent sur la terrasse.

Celle-ci faisait le tour de la maison. Dessous, le terrain dévalait en pente douce, offrant une vue magnifique sur le Sussex.

Sir George alluma un cigare.

— À propos de ce nouvel alliage…, commença-t-il.

La conversation prit un tour technique.

Comme ils atteignaient pour la cinquième fois l’extrémité de la terrasse, lord Mayfield soupira :

— Ouf ! je suppose que nous ferions bien de nous y mettre.

— Oui, nous avons du pain sur la planche.

Comme ils faisaient demi-tour, lord Mayfield poussa une exclamation de surprise.

— Oh ! Vous avez vu ça ?

— Vu quoi ? demanda sir George.

— J’ai cru voir quelqu’un sortir par la fenêtre de mon bureau.

— Ridicule, mon vieux. Je n’ai rien vu.

— Eh bien, moi, si… Du moins, je l’ai bien cru.

— Vos yeux vous jouent des tours. Je regardais droit dans cette direction et s’il y avait eu quelque chose à voir, je l’aurais vu. Peu de choses m’échappent… même si j’ai besoin de tenir mon journal à bout de bras.

— Là, je vous bats, gloussa lord Mayfield. Je lis aisément sans lunettes.

— Oui, mais à la Chambre, vous êtes incapable de reconnaître le type qui est en face de vous. À moins que ce monocle n’ait qu’un but d’intimidation ?

Ils pénétrèrent en riant dans le bureau de lord Mayfield dont la porte-fenêtre était restée ouverte.

Mr Carlile était près du coffre-fort, occupé à classer des papiers dans un dossier. Il leva la tête.

— Alors, Carlile, tout est prêt ?

— Oui, lord Mayfield, tous les documents sont sur votre bureau.

Le bureau en question était un imposant meuble en acajou, installé dans un coin de la pièce, près de la fenêtre. Lord Mayfield alla feuilleter les papiers qui le recouvraient.

— Belle nuit, maintenant, remarqua sir George.

— Oui, approuva Mr Carlile. Stupéfiant comme le ciel s’est dégagé, après la pluie.

Carlile rangea son dossier et demanda :

— Aurez-vous encore besoin de moi ce soir, lord Mayfield ?

— Non, je ne pense pas, Carlile. Je remettrai tout ça en place moi-même. Nous en avons sans doute pour un bout de temps. Vous feriez bien d’aller vous coucher.

— Merci. Bonne nuit, lord Mayfield. Bonne nuit, sir George.

— Bonne nuit, Carlile.

Comme le secrétaire s’en allait, lord Mayfield le rappela vivement.

— Un instant, Carlile. Vous avez oublié le plus important.

— Pardon, lord Mayfield ?

— Les plans du bombardier, mon vieux.

Le secrétaire ouvrit de grands yeux.

— Ils sont juste sur le dessus, monsieur.

— Je ne vois rien de pareil.

— Mais je viens de les y mettre !

— Regardez vous-même, mon vieux.

Ahuri, le jeune homme s’approcha du bureau. Avec un geste d’impatience, le ministre lui montra la pile de papiers. Carlile la feuilleta, de plus en plus stupéfait.

— Vous voyez bien qu’ils n’y sont pas.

— Mais…, bredouilla le secrétaire, mais c’est incroyable… Je les ai posés là. Il n’y a pas trois minutes.

— Vous avez dû vous tromper. Ils sont restés dans le coffre, déclara lord Mayfield avec bonhomie.

— Je ne vois pas par quel miracle. Je sais que je les ai mis là !

Lord Mayfield l’écarta du geste et alla au coffre-fort ouvert. Sir George l’y rejoignit. Il ne leur fallut pas longtemps pour constater que les plans du bombardier n’y étaient pas.

Sidérés, incrédules, ils retournèrent feuilleter encore une fois les papiers qui se trouvaient sur le bureau.

— Mon Dieu ! s’exclama lord Mayfield, ils ont disparu !

— Mais c’est impossible ! s’écria Mr Carlile.

— Qui est venu ici ? demanda brutalement le ministre.

— Personne. Absolument personne.

— Enfin, Carlile, les plans ne se sont pas envolés tout seuls. Quelqu’un les a pris. Est-ce que Mrs Vanderlyn a mis les pieds ici ?

— Mrs Vanderlyn ? Oh, non, monsieur.

— Je ne le pense pas non plus, dit Carrington en reniflant. On le sentirait si elle était venue. Son parfum.

— Personne n’est venu, insista Carlile. Je n’y comprends rien.

— Remettez-vous, Carlile, dit lord Mayfield. Il nous faut tirer cette histoire au clair. Êtes-vous absolument sûr que les plans étaient dans le coffre ?

— Absolument.

— Vous les avez vraiment vus ? Vous n’avez pas simplement présumé qu’ils étaient avec les autres documents ?

— Non, non, lord Mayfield. Je les ai vus. Je les ai posés sur le bureau, par-dessus les autres.

— Et depuis, vous dites que personne n’est entré dans cette pièce ? Et vous, en êtes-vous sorti ?

— Non… c’est-à-dire… oui.

— Ah ! s’écria sir George. Nous y voilà !

— Mais que diable… ? explosa lord Mayfield.

Carlile l’interrompit :

— En temps normal, il ne me serait jamais venu à l’idée de quitter cette pièce en laissant traîner des papiers de cette importance, mais en entendant une femme crier…

— Une femme crier ? s’exclama lord Mayfield, éberlué.

— Oui, monsieur. Cela m’a surpris plus que je ne saurais le dire. J’étais en train de déposer les papiers sur le bureau quand je l’ai entendue et, bien sûr, je me suis précipité dans le hall.

— Qui avait crié ?

— La femme de chambre française de Mrs Vanderlyn. Elle était au milieu de l’escalier, verte de peur et tremblante comme une feuille. Elle prétendait qu’elle avait vu un fantôme.

— Un fantôme ?

— Oui, une grande femme drapée de blanc qui se déplaçait sans bruit et flottait dans les airs.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est grotesque !

— Oui, lord Mayfield, c’est ce que je lui ai dit. Je dois reconnaître qu’elle ne s’est pas sentie maligne. Elle est remontée et je suis revenu dans le bureau.

— Il y a combien de temps de cela ?

— Juste une ou deux minutes avant que vous et sir George ne rentriez.

— Et combien de temps vous êtes-vous absenté ?

Le secrétaire réfléchit.

— Deux minutes… trois au maximum.

— C’est bien suffisant, grommela lord Mayfield. (Il écrasa soudain l’avant-bras de son ami comme dans un étau.) George, l’ombre que j’ai vue s’échapper par cette fenêtre… c’était ça ! Dès que Carlile a quitté la pièce, quelqu’un est entré, a pris les plans en quatrième vitesse et a filé.

— Sale histoire, dit sir George.

Puis il saisit son ami par le bras.

— Nous sommes dans la panade jusqu’au cou, Charles. Que diable allons-nous faire ?

3

— Essayons tout de même, Charles.

Cela se passait une demi-heure plus tard. Les deux hommes étaient dans le bureau de lord Mayfield et sir George avait dépensé une énergie considérable pour convaincre son ami d’adopter la ligne de conduite qu’il préconisait.

Lord Mayfield, tout d’abord franchement opposé à son idée, s’y faisait peu à peu moins hostile.

— Ne soyez donc pas tellement tête de cochon, Charles ! insista sir George.

— Pourquoi aller chercher un fichu étranger dont nous ne savons rien ?

— Mais il se trouve justement que j’en sais long à son sujet. Ce type est une pure merveille.

— Humph !

— Écoutez, Charles, c’est notre seule chance ! La discrétion est essentielle dans cette affaire. S’il y a des fuites…

— Quand il y aura des fuites, vous voulez dire !

— Pas nécessairement. Cet homme, Hercule Poirot…

— … va débarquer ici et sortir les plans de son chapeau comme un prestidigitateur, j’imagine ?

— Il va découvrir la vérité. Et la vérité, c’est ce que nous voulons. Écoutez, Charles, j’en prends sur moi toute la responsabilité.

— Oh ! Bon, dit lentement lord Mayfield, faites comme bon vous semble. Mais je ne vois pas ce que ce type peut obtenir.

Sir George décrocha le téléphone.

— Je l’appelle tout de suite.

— Il doit être au lit.

— Il peut se lever. Crénom de nom ! Charles, on ne peut pas laisser cette femme s’en tirer comme ça !

— Vous pensez à Mrs Vanderlyn ?

— Oui. Vous ne doutez tout de même pas qu’elle soit derrière tout ça, non ?

— Non, bien sûr. Elle a renversé la situation pour de bon. J’ai du mal à admettre qu’une femme ait été plus maligne que nous. Ça ne va pas dans le sens du poil. Mais c’est pourtant bien le cas. Nous n’aurons jamais de preuves contre elle, même si nous savons pertinemment qu’elle a été la force motrice de cette affaire.

— Les femmes, c’est la pire des calamités, affirma Carrington avec conviction.

— Et rien qui la rattache à tout ça, nom de Dieu ! On peut penser que c’est elle qui a imaginé de faire pousser des cris à sa femme de chambre, histoire de détourner l’attention, et que l’homme que j’ai vu dehors était son complice, mais du diable si nous pouvons le prouver.

— Peut-être qu’Hercule Poirot le pourra, lui.

Soudain lord Mayfield éclata de rire.

— Bon dieu de bois, George ! Moi qui vous croyais bien trop anglais pour faire confiance à un Français, aussi malin soit-il !

— Il n’est même pas français, il est belge, répondit sir George, un tantinet confus.

— Eh bien, faites-le venir, votre Belge. Qu’il s’essaye les dents sur cette affaire. Je parie qu’il ne réussira pas mieux que nous.

Sans relever, sir George empoigna le téléphone.

4

Papillotant des paupières, Hercule Poirot regarda tour à tour ses deux interlocuteurs. Et, avec le maximum de discrétion, il étouffa un bâillement.

Il était 2 h et demie du matin. On l’avait tiré du lit et une grosse Rolls Royce l’avait propulsé jusqu’ici dans la nuit. Il venait d’entendre ce que les deux hommes avaient à lui dire.

— Voilà les faits, monsieur Poirot, dit lord Mayfield.

Il se carra dans son fauteuil et rajusta lentement son monocle. Son œil bleu pâle et pénétrant étudia alors Poirot avec le maximum d’attention. Il était non moins sceptique que pénétrant, l’œil en question. Poirot jeta un bref regard à sir George Carrington.

L’infortuné général était penché vers lui avec une expression d’espoir presque enfantine.

— Je connais les faits, oui, déclara Poirot. La femme de chambre hurle, le secrétaire sort, l’inconnu entre, les plans sont sur le bureau, il s’en empare et file. Ils s’enchaînent… fort à propos, les faits en question.

Quelque chose dans son intonation retint l’attention de lord Mayfield. Il se redressa et son monocle tomba. On aurait dit que son esprit était de nouveau sur le qui-vive.

— Je vous demande pardon, monsieur Poirot ?

— Je disais que les faits s’enchaînaient fort à propos… pour le voleur. Au fait vous êtes sûr d’avoir aperçu un homme ?

Lord Mayfield secoua la tête.

— Je ne pourrais pas l’affirmer. Ce n’était… rien qu’une ombre. D’ailleurs, j’en suis presque arrivé à douter d’avoir vu quelqu’un.

— Et vous, sir George ? demanda Poirot. Pourriez-vous préciser s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme ?

— Moi, je n’ai vu personne.

Poirot dodelina de la tête, pensif. Puis il se leva soudain et s’approcha du bureau.

— Je peux vous assurer que les plans n’y sont pas, déclara lord Mayfield. Nous l’avons déjà vérifié une demi-douzaine de fois tous les trois.

— Tous les trois ? Vous voulez dire, votre secrétaire aussi ?

— Oui.

Poirot se retourna subitement.

— Dites-moi, lord Mayfield, quel est le papier qui se trouvait sur le dessus de la pile quand vous vous êtes penché sur le bureau ?

Mayfield fit un effort de mémoire.

— Voyons… oui, c’était un bref résumé de l’état de notre défense aérienne.

Avec dextérité, Poirot tira un papier de la pile.

— Serait-ce celui-ci, lord Mayfield ?

Lord Mayfield s’en saisit et y jeta un coup d’œil.

— Oui, c’est bien ça.

Poirot le passa à Carrington.

— Aviez-vous remarqué ce papier sur le bureau ?

Sir George le tint à bout de bras, puis chaussa son pince-nez.

— Oui, c’est exact. Moi aussi j’ai feuilleté les documents. Celui-ci se trouvait sur le dessus.

Poirot hocha la tête, songeur. Il remit le papier sur le bureau. Mayfield le regardait faire, un peu déconcerté.

— Si vous n’avez pas d’autres questions…, commença-t-il.

— Mais si, il y a encore une question. C’est Carlile la question.

Les couleurs de lord Mayfield montèrent d’un ton.

— Carlile, monsieur Poirot, est au-dessus de tout soupçon ! Il est mon secrétaire personnel depuis neuf ans. Il a accès à tous mes papiers, et je vous ferais remarquer qu’il aurait pu aisément faire une copie de ces plans et un relevé des caractéristiques techniques de l’appareil sans que personne n’y voie que du feu.

— Je le reconnais, dit Poirot. Si c’était lui le coupable, il n’aurait pas eu besoin d’une mise en scène aussi grossière.

— De toute façon, dit lord Mayfield, je suis sûr de Carlile. Je réponds de lui.

— Carlile, décréta Carrington d’un ton bourru, est tout ce qu’il y a de bien.

Poirot écarta gracieusement les mains.

— Et cette Mrs Vanderlyn… elle est tout ce qu’il y a de mal ?

— C’est une bonne femme redoutable, gronda sir George.

— Je pense, monsieur Poirot, que les… euh… activités de Mrs Vanderlyn ne laissent place à aucun doute, déclara lord Mayfield sur un ton plus mesuré. Le Foreign Office peut vous donner des informations précieuses à ce sujet.

— Et la femme de chambre, d’après vous, est complice de sa patronne ?

— Sans aucun doute, dit sir George.

— Cela paraît plausible, déclara lord Mayfield, plus prudent.

Un silence suivit. Poirot soupira et arrangea machinalement quelques objets sur la table, à sa droite. Puis il reprit :

— Je présume que ces documents valent de l’argent ? Autrement dit, qu’on peut obtenir une grosse somme en liquide contre ces papiers ?

— À condition d’aller frapper à la bonne porte, oui.

— Par exemple ?

Sir George mentionna deux puissances européennes.

Poirot hocha la tête.

— Tout le monde le sait, je suppose ?

— Mrs Vanderlyn le sait certainement.

— J’ai dit, tout le monde ?

— Je suppose, oui.

— N’importe qui, doté d’un minimum d’intelligence, saurait apprécier la valeur de ces plans ?

— Oui, mais monsieur Poirot…

Lord Mayfield paraissait très mal à l’aise. Poirot l’arrêta d’un geste.

— Je ne fais qu’explorer toutes les avenues, comme vous dites en anglais.

Soudain, il se releva, enjamba lestement l’appui de fenêtre et, muni d’une torche électrique, alla examiner le gazon au pied de la terrasse.

Les deux hommes l’observaient.

Il revint par le même chemin, s’assit et demanda :

— Dites-moi, lord Mayfield, ce malfaiteur, ce rôdeur de l’ombre, vous ne lui avez pas donné la chasse ?

Lord Mayfield haussa les épaules.

— Au bout du parc, il pouvait retrouver la grande route. Si une voiture l’attendait, il aurait vite été hors d’atteinte.

— Mais la police de la route ? Et les services de sécurité ?

— Vous négligez un point, monsieur Poirot, intervint sir George. Il est hors de question de risquer la moindre publicité autour de cette affaire. Si le vol de ces plans venait à être connu du grand public, ce serait désastreux pour le Parti.

— Où avais-je la tête ? dit Poirot. N’oublions pas la sacro-sainte politique ! La plus grande discrétion est de rigueur. C’est la raison pour laquelle vous avez fait appel à moi. Bah ! voilà qui rendra sans doute les choses plus simples.

— Vous escomptez réussir, monsieur Poirot ? demanda lord Mayfield, un rien sceptique.

— Pourquoi pas ? Il suffit de raisonner… de réfléchir.

Il s’arrêta un instant, puis reprit :

— J’aimerais parler à Mr Carlile, à présent.

— Cela va de soi, dit lord Mayfield en se levant. Je lui ai demandé d’attendre. Il ne doit pas être loin.

Il sortit de la pièce.

Poirot regarda sir George.

— Eh bien, fit-il. Et cet homme sur la terrasse ?

— Mon cher monsieur Poirot. Ne me demandez rien ! Je ne l’ai pas vu, comment voulez-vous que je vous le décrive ?

Poirot se pencha vers lui.

— Vous me l’avez déjà dit. Mais ce n’est pas tout à fait ça.

— Qu’entendez-vous par là ? grommela sir George.

— Votre incrédulité a – comment dire ? – des fondements plus profonds.

Sir George allait parler. Il se ravisa.

— Mais si ! insista Poirot. Revenons sur ce point. Vous vous trouvez tous deux à l’extrémité de la terrasse. Lord Mayfield voit une ombre se glisser dehors par la fenêtre et s’éloigner sur la pelouse. Comment se fait-il que vous n’ayez rien vu ?

— C’est bien là le hic, monsieur Poirot, et vous avez mis le doigt dessus. Ça n’a pas cessé de me turlupiner depuis. Voyez-vous, j’aurais juré que personne n’était passé par cette fenêtre. Je m’étais dit que Mayfield avait dû rêver, voir une branche bouger ou quelque chose dans ce goût-là. Mais quand nous sommes rentrés et que nous avons découvert le vol, cela m’a paru prouver qu’il avait vu juste et que c’était moi qui avais tort. Et pourtant…

Poirot sourit.

— Et pourtant, au plus profond de vous-même, vous croyez au témoignage – au témoignage négatif – de vos propres yeux ?

— Vous avez raison, monsieur Poirot, j’y crois.

— C’est la sagesse même.

— Il n’y avait pas d’empreintes dans le gazon ? maugréa sir George.

Poirot secoua la tête.

— Lord Mayfield croit apercevoir une ombre. Puis on découvre le vol et il en devient sûr, il en donnerait sa tête à couper : ce n’est pas de l’imagination, il a bel et bien vu quelqu’un. Seulement… seulement voilà, ce n’est pas le cas. Pour ma part, je ne m’intéresse pas outre mesure aux empreintes et autres fariboles, mais nous avons quand même là une preuve négative. Il n’y avait pas trace de pas dans le gazon. Il avait beaucoup plu hier soir. Si un homme était passé de la terrasse sur le gazon, il aurait laissé des empreintes.

Sir George écarquilla les yeux.

— Mais alors…

— Cela nous ramène à cette maison. Aux occupants de cette maison.

Il s’interrompit car lord Mayfield entrait, accompagné de Mr Carlile.

Bien qu’encore pâle et inquiet, le secrétaire s’était ressaisi. Il s’assit, rajusta son pince-nez et regarda Poirot d’un air interrogateur.

— Depuis combien de temps étiez-vous dans ce bureau lorsque vous avez entendu crier, jeune homme ?

Carlile réfléchit.

— Entre cinq et dix minutes, me semble-t-il.

— Et avant ça, vous n’aviez perçu aucune agitation particulière ?

— Non.

— Si j’ai bien compris, les invités ont passé la majeure partie de la soirée dans une seule pièce ?

— Oui, dans le salon.

Poirot consulta son carnet de notes.

— Sir George Carrington et sa femme. Mrs Macatta. Mrs Vanderlyn. Mr Reggie Carrington. Lord Mayfield et vous-même. C’est bien ça ?

— Personnellement, je n’étais pas dans le salon. Je suis resté ici à travailler presque tout le temps.

— Qui est allé se coucher en premier ? demanda Poirot à lord Mayfield.

— Lady Julia Carrington, je crois. Ou plutôt, les trois femmes sont parties ensemble.

— Et ensuite ?

— Mr Carlile est entré et je lui ai demandé de préparer les documents car sir George et moi n’allions pas tarder à venir.

— C’est alors que vous avez décidé de faire un tour sur la terrasse ?

— En effet.

— Avez-vous parlé de votre intention de travailler dans le bureau à portée de voix de Mrs Vanderlyn ?

— Nous y avons fait allusion, oui.

— Mais elle n’était pas présente quand vous avez demandé à Mr Carlile de sortir les papiers ?

— Non.

— Excusez-moi, lord Mayfield, intervint Carlile. Juste après que vous m’ayez dit ça, nous nous sommes heurtés sur le seuil. Elle était revenue chercher un livre.

— Et vous pensez qu’elle aurait pu entendre ?

— C’est une éventualité, oui.

— Elle est revenue chercher un livre, médita Poirot. Lui avez-vous trouvé son livre, lord Mayfield ?

— Oui, Reggie le lui a donné.

— Ha ! ha ! c’est un truc vieux comme le monde, cette histoire de revenir parce qu’on a oublié un livre. Ça marche à tous les coups.

— Vous pensez que c’était prémédité ?

Poirot haussa les épaules.

— Et après ça, vous êtes sortis tous deux sur la terrasse. Et Mrs Vanderlyn ?

— Elle est repartie avec son livre.

— Et le jeune Reggie ? Il est allé se coucher, lui aussi ?

— Oui.

— Ensuite, Mr Carlile vient ici, et au bout de cinq à dix minutes, il entend un cri. Continuez, Mr Carlile. Vous entendez un cri et vous sortez dans le hall. Ah ! ce serait peut-être plus simple si vous refaisiez exactement les mêmes gestes.

Mr Carlile se leva, un peu gêné.

— Voilà, je crie, dit Poirot pour l’aider.

Il ouvrit la bouche et émit un bêlement aigu. Lord Mayfield tourna la tête pour cacher un sourire. Carlile, lui, paraissait mal à l’aise.

— Allez ! En avant, marche ! s’écria Poirot. Je vous ai donné le signal.

Mr Carlile marcha avec raideur jusqu’à la porte, l’ouvrit et sortit. Poirot le suivit, les deux autres dans son sillage.

— Avez-vous refermé la porte ou l’avez-vous laissée ouverte ?

— Je ne m’en souviens plus. Je pense que j’ai dû la laisser ouverte.

— Peu importe. Continuez.

Toujours aussi raide, Mr Carlile gagna le pied de l’escalier et y resta planté, la tête levée.

— Vous avez dit que la femme de chambre était dans l’escalier. À quelle hauteur ?

— Vers le milieu.

— Et elle avait l’air bouleversée ?

— Complètement bouleversée.

— Eh bien, je suis la bonne, déclara Poirot en gravissant les marches avec légèreté. À peu près ici ?

— Une ou deux marches plus haut.

— Comme ça ?

Poirot pris la pose.

— Ma foi, euh… Non, pas tout à fait.

— Comment, alors ?

— Eh bien… elle se tenait la tête à deux mains.

— Ah, la tête et les mains ! C’est très intéressant. Comme ça ?

Poirot leva les bras et posa ses mains sur sa tête, juste au-dessus de chaque oreille.

— Oui, c’est ça.

— Tiens, tiens ! Et dites-moi, Mr Carlile, elle est jolie, oui ?

— Je vous garantis que je n’ai pas remarqué, répondit-il d’un ton gourmé.

— Tiens donc ! Vous n’avez pas remarqué ? Pourtant vous êtes jeune. Est-ce qu’un jeune homme ne remarque pas si une fille est jolie ou non ?

Carlile jeta un regard de détresse à son patron. Sir George Carrington se mit à rire.

— Monsieur Poirot semble vouloir faire de vous un joyeux drille, Carlile !

— Moi, si une fille est jolie, je le remarque toujours, affirma Poirot en redescendant.

Mr Carlile accueillit cette observation avec un silence réprobateur.

— C’est alors qu’elle vous a déclaré avoir aperçu un fantôme ? poursuivit Poirot.

— Oui.

— Vous avez cru à son histoire ?

— Pas vraiment, monsieur Poirot.

— Je ne vous demande pas si vous croyez aux fantômes. Ce que je veux dire, c’est si vous vous êtes dit tout de suite que cette fille croyait réellement avoir vu quelque chose ?

— Oh, ça alors, je n’en sais rien. En tout cas, elle haletait et avait l’air bouleversée.

— Avez-vous vu ou entendu sa maîtresse ?

— En fait, oui. Elle est sortie de sa chambre et a appelé de la galerie : « Léonie ! »

— Et alors ?

— La fille est remontée en courant et je suis retournée dans le bureau.

— Pendant que vous étiez ici, en bas de l’escalier, quelqu’un aurait-il pu entrer dans le bureau par la porte que vous aviez laissée ouverte ?

Carlile secoua la tête.

— Non, pas sans passer devant moi. Comme vous voyez, la porte du bureau est au bout du corridor.

Songeur, Poirot hocha la tête. Carlile poursuivit, de sa voix nette et précise :

— Je dois avouer que je suis très reconnaissant à lord Mayfield d’avoir vu le voleur passer par la fenêtre. Sinon, je me serais trouvé dans une fâcheuse position.

— C’est absurde, mon cher Carlile, coupa lord Mayfield avec impatience. On ne peut en aucun cas vous soupçonner.

— Vous êtes trop aimable, lord Mayfield, mais les faits sont les faits, et je vois bien qu’ils jouent contre moi. De toute façon, j’espère que je serai fouillé, moi et mes affaires.

— Absurde, mon cher, dit Mayfield.

— Vous l’espérez sérieusement ? demanda Poirot.

— Je préférerais infiniment.

Poirot le regarda un instant d’un air songeur et murmura :

— Je comprends…

Puis il demanda :

— Où se situe la chambre de Mrs Vanderlyn par rapport au bureau ?

— Juste au-dessus.

— Avec une fenêtre donnant sur la terrasse ?

— Oui.

Poirot hocha de nouveau la tête.

— Allons dans le salon, dit-il.

Il arpenta la pièce, vérifia la fermeture des portes-fenêtres, jeta un coup d’œil sur les marques de bridge et, finalement, s’adressa à lord Mayfield.

— Cette affaire, dit-il, est plus compliquée qu’il n’y paraît. Mais une chose est sûre : les plans n’ont pas quitté la maison.

Lord Mayfield haussa les épaules :

— Mais, mon cher monsieur Poirot, l’homme que j’ai vu sortir du bureau…

— Cet homme n’existe pas.

— Mais je l’ai vu…

— Avec tout le respect que je vous dois, lord Mayfield, vous avez cru le voir. L’ombre d’une branche vous aura trompé. Et le fait qu’il y ait eu vol vous aura conforté dans cette idée.

— Tout de même, monsieur Poirot, le témoignage de mes propres yeux…

— Je parie ma vue contre la vôtre quand vous voudrez, mon vieux, intervint sir George.

— Permettez-moi d’être affirmatif sur ce point, lord Mayfield. Personne n’est passé de la terrasse sur la pelouse.

Pâle et guindé, Mr Carlile intervint :

— Dans ce cas, si M. Poirot a raison, les soupçons retombent automatiquement sur moi. Je suis la seule personne qui ait pu commettre ce vol.

Lord Mayfield se leva d’un bond.

— Ridicule. Quoi qu’en pense M. Poirot, je ne suis pas d’accord avec lui. Je suis convaincu de votre innocence, mon cher Carlile. Je suis prêt à m’en porter garant.

— Mais je n’ai jamais dit que je soupçonnais Mr Carlile, protesta Poirot avec douceur.

— Non, mais vous avez très bien démontré que personne d’autre n’avait pu commettre ce vol, riposta Carlile.

— Du tout, mon bon ! Du tout !

— Mais je vous ai dit que personne n’était passé dans l’entrée ni allé vers la porte du bureau.

— Je suis d’accord. Mais quelqu’un aurait pu entrer par la fenêtre du bureau.

— Mais vous venez justement de dire que cela ne s’était pas passé comme ça !

— Non, j’ai dit que personne, depuis l’extérieur, n’aurait pu entrer et repartir sans laisser de traces sur la pelouse. Mais la partie était jouable depuis l’intérieur de la maison… Quelqu’un pouvait enjamber la fenêtre de sa chambre, se faufiler sur la terrasse, pénétrer par la fenêtre du bureau, et repartir ensuite par le même chemin.

— Mais lord Mayfield et sir George se trouvaient justement sur la terrasse, objecta Mr Carlile.

— Ils étaient sur la terrasse, oui, mais ils se promenaient. On peut sans nul doute faire confiance aux yeux de sir George Carrington, déclara Poirot avec une courbette, mais il n’en a pas derrière la tête ! La fenêtre du bureau est à l’extrême gauche de la terrasse, ensuite viennent celles du salon, mais la terrasse se prolonge à droite et passe devant une, deux, trois, peut-être quatre pièces ?

— La salle à manger, la salle de billard, le petit salon et la bibliothèque, précisa lord Mayfield.

— Et combien d’aller et retour avez-vous effectués sur la terrasse ?

— Au moins cinq ou six.

— Vous voyez, ce n’est pas difficile, le voleur n’avait qu’à attendre le bon moment !

— Vous voulez dire que pendant que j’étais dans le hall avec la Française, le voleur attendait dans le salon ? articula Carlile.

— C’est ma première hypothèse. Mais ce n’est, bien sûr, qu’une hypothèse.

— Cela ne me paraît pas très vraisemblable, remarqua lord Mayfield. Trop aléatoire.

— Je ne suis pas de votre avis, Charles, décréta le chef des Forces aériennes. C’est tout ce qu’il y a de possible. Je me demande pourquoi je n’y ai pas songé moi-même.

— Maintenant vous comprenez pourquoi j’estime que les plans sont toujours dans la maison, déclara Poirot. Le problème est à présent de les trouver !

— Rien de plus facile, grommela sir George. Fouillons tout le monde.

Lord Mayfield allait protester quand Poirot le devança :

— Non, non, ce n’est pas aussi simple que ça. Le voleur aura prévu cette fouille et se sera assuré que les plans sont à l’abri et que l’on ne pourra pas les retrouver dans ses affaires. Ils sont certainement cachés en terrain neutre.

— Nous proposez-vous de jouer à cache-cache dans toute cette satanée baraque ?

Poirot sourit.

— Non, non, pas de méthode aussi grossière. Nous pouvons découvrir la cachette – ou l’identité du coupable – en réfléchissant. Cela simplifiera les choses. Au matin, j’aimerais interroger tous les habitants de cette maison. Il serait mal avisé, je pense, de le faire maintenant.

Lord Mayfield hocha la tête.

— Si nous tirions tout le monde du lit à 3 heures du matin, reconnut-il, cela provoquerait trop de commentaires. De toute façon, vous allez devoir procéder à des opérations de camouflage, monsieur Poirot. L’affaire ne doit pas venir au grand jour.

Poirot balaya l’objection de la main.

— Comptez sur Hercule Poirot. Les mensonges que j’invente sont toujours des plus subtils et des plus convaincants. Je commencerai donc mon enquête demain. Mais ce soir, j’aimerais avoir un entretien avec vous, sir George, et avec vous, lord Mayfield, dit-il en s’inclinant devant eux.

— Vous voulez dire… seul à seul ?

— Oui, c’est bien ainsi que je l’entendais.

Lord Mayfield sourcilla quelque peu.

— Très bien, concéda-t-il enfin. Je vous laisse seul avec sir George. Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez dans mon bureau. Venez Carlile.

Son secrétaire et lui sortirent en refermant la porte sur eux.

Sir George s’assit, prit machinalement une cigarette et regarda Poirot d’un air intrigué.

— Je ne comprends pas très bien où vous voulez en venir.

— L’explication en est pourtant simple, répondit Poirot en souriant. En deux mots, pour être précis : Mrs Vanderlyn !

— Ah ! Je crois que je saisis. Mrs Vanderlyn ?

— Exactement. Il ne serait pas très délicat, voyez-vous, de poser à lord Mayfield la question qui me brûle les lèvres. Pourquoi Mrs Vanderlyn ? Cette dame a une réputation douteuse. Alors, que fait-elle ici ? Il y a trois explications possibles, me suis-je dit. Un, lord Mayfield a un penchant pour la dame – c’est pourquoi j’ai insisté pour vous parler hors de sa présence : je ne voulais pas l’embarrasser. Deux, Mrs Vanderlyn est peut-être l’amie de cœur de quelqu’un d’autre ici ?

— Vous pouvez m’exclure ! déclara sir George avec un sourire.

— Dans ce cas, si aucune de ces explications n’est la bonne, la question se pose avec une force redoublée : Pourquoi Mrs Vanderlyn ? Et il me semble que je perçois un semblant de réponse. Il y a une raison à ça. Une raison précise pour laquelle lord Mayfield a désiré qu’elle soit présente à ce moment précis. J’ai tort ?

Sir George secoua la tête.

— Pas du tout. Mayfield est trop vieux renard pour se laisser prendre à ses filets. Il a voulu qu’elle soit là pour un tout autre motif. Voilà de quoi il s’agit.

Il lui raconta l’entretien d’après-dîner. Poirot l’écouta avec la plus grande attention.

— Maintenant, je comprends, dit-il. Néanmoins, on dirait que la dame vous a contré, et dans les grandes largeurs.

Sir George jura sans retenue. Et Poirot le regarda faire non sans amusement.

— Vous ne doutez pas un instant que ce vol soit son œuvre ? Je veux dire qu’elle en soit responsable, qu’elle y ait ou non pris une part active ?

Sir George écarquilla les yeux.

— Évidemment non ! Qui d’autre aurait pu avoir intérêt à voler ces plans ?

— Bah ! fit Hercule Poirot, les yeux au plafond. Et pourtant, sir George, nous sommes tombés d’accord, il n’y a pas un quart d’heure, pour dire que ces documents représentaient beaucoup d’argent. Peut-être pas sous forme de billets de banque, d’or, ou de bijoux, d’accord. Mais ils n’en représentent pas moins de l’argent potentiel. Si quelqu’un, dans cette maison, se trouvait à court…

Sir George l’interrompit avec un grognement.

— Qui ne l’est pas, de nos jours ? Je crois pouvoir le dire sans m’incriminer pour autant.

Il sourit. Poirot sourit poliment en retour et murmura :

— Mais bien sûr, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, sir George, car vous avez un alibi inattaquable.

— Je n’en suis pas moins diablement fauché.

Poirot hocha tristement la tête.

— Hé oui, un homme dans votre position a de lourdes charges. Et vous avez un fils qui est à un âge où on jette l’argent par les fenêtres…

— Des études lamentables, maugréa sir George. Et des dettes par-dessus le marché. Remarquez, ce n’est quand même pas le mauvais bougre.

Poirot prêta une oreille complaisante. Il entendit les innombrables griefs du général de corps d’armée aérienne. Le manque de cran et d’endurance de la jeune génération, l’incroyable manière qu’ont les mères de gâter leurs enfants et de se mettre toujours de leur côté, la malédiction que représente la passion du jeu quand elle s’empare d’une femme, la folie qu’il y a à accepter des enjeux au-dessus de ses moyens. Sir George généralisait et ne faisait aucune allusion directe à sa femme ou à son fils, mais ses généralités étaient d’une telle transparence que le tout était cousu de fil blanc.

Il s’interrompit soudain.

— Désolé de vous faire perdre votre temps en vous entraînant hors du sujet, surtout au beau milieu de la nuit… ou plutôt au petit matin.

Il réprima un bâillement.

— Je vous propose d’aller vous coucher, sir George. Vous avez été très aimable et vous m’avez beaucoup aidé.

— D’accord, je vais y aller. Vous pensez réellement que nous avons une chance de récupérer les documents ?

Poirot haussa les épaules.

— J’ai l’intention d’essayer. Je ne vois pas pourquoi on ne les retrouverait pas.

— Sur ce, j’y vais. Bonne nuit.

Il quitta la pièce.

Resté seul, Poirot réfléchit en regardant le plafond, puis il sortit un calepin, chercha une page vierge et écrivit :

 

Mrs Vanderlyn ?

Lady Julia Carrington ?

Mrs Macatta ?

Reggie Carrington ?

Mr Carlile ?

 

Puis, en dessous :

 

Mrs Vanderlyn et Mr Reggie Carrington ?

Mrs Vanderlyn et lady Julia ?

Mrs Vanderlyn et Mr Carlile ?

 

Mécontent, il secoua la tête et murmura :

— C’est plus simple que ça.

Il ajouta alors quelques phrases :

 

Lord Mayfield a-t-il aperçu une « ombre » ? Sinon, pourquoi le dire ? Sir George a-t-il vu quelque chose ? Il a été certain de n’avoir rien vu APRÈS que j’ai examiné la plate-bande.

Note : lord Mayfield est myope, il lit sans lunettes mais a besoin d’un monocle pour voir à l’autre bout de la pièce. Sir George est presbyte. Donc, du bout de la terrasse, sa vue est plus fiable que celle de lord Mayfield. Pourtant, lord Mayfield affirme qu’il a vu quelque chose et les dénégations de son ami ne l’ébranlent pas.

Quelqu’un peut-il être aussi insoupçonnable que le paraît Carlile ? Mayfield est catégorique. Un peu trop. Pourquoi ? Parce qu’il le soupçonne en secret et qu’il en a honte ? Ou parce qu’il soupçonne quelqu’un d’autre ? C’est-à-dire, quelqu’un d’autre que Mrs Vanderlyn ?

 

Il remit son calepin dans sa poche.

Puis il se leva et se dirigea vers le bureau.

5

Lord Mayfield était assis à son bureau quand Poirot entra. Il reposa son stylo, fit pivoter son fauteuil et leva les yeux, l’air interrogateur.

— Alors, monsieur Poirot, vous avez soumis Carrington à la question ?

Poirot s’assit en souriant.

— Oui, lord Mayfield. Il a éclairé un point qui m’intriguait.

— Lequel ?

— La raison de la présence ici de Mrs Vanderlyn. Vous comprenez, je pensais que, peut-être…

Lord Mayfield fut prompt à saisir la cause de l’embarras exagéré du détective.

— Vous pensiez que j’avais un faible pour la dame ? Pas du tout. Loin de là. Mais bizarrement, Carrington s’était dit la même chose.

— Oui, il m’a parlé de la conversation que vous avez eue à ce sujet.

Lord Mayfield semblait dépité.

— Ma petite machination a fait long feu. C’est toujours très désagréable d’avoir à reconnaître qu’une femme vous a roulé.

— Elle n’a gagné que la première manche, lord Mayfield.

— Vous pensez que nous pouvons encore remporter la partie ? Je suis heureux de vous l’entendre dire. Pourvu que vous ayez raison.

Il soupira.

— Je me suis conduit comme un imbécile… j’étais si fier du piège que je lui avais tendu.

Poirot alluma une de ses minuscules cigarettes.

— Ça consistait en quoi au juste, lord Mayfield ?

— Voyez-vous, éluda le ministre, je n’étais pas encore entré dans les détails.

— Vous n’en aviez parlé à personne ?

— Non.

— Pas même à Mr Carlile ?

— Non.

Poirot sourit.

— Vous êtes du genre à agir en solitaire, si je ne m’abuse.

— Je sais d’expérience que c’est habituellement la meilleure solution.

— C’est la sagesse même. Ne faire confiance à personne. Mais vous en avez quand même parlé à sir Carrington ?

— Uniquement parce que j’ai compris que le pauvre vieux était très inquiet pour moi.

Lord Mayfield sourit à ce souvenir.

— C’est un vieil ami à vous ?

— Oui. Je le connais depuis plus de vingt ans.

— Et sa femme ?

— Sa femme aussi, bien entendu.

— Mais, pardonnez mon impudence, vous n’êtes pas aussi intime avec elle ?

— Je ne vois pas ce que mes relations personnelles viennent faire dans notre histoire, monsieur Poirot.

— Permettez-moi d’estimer, lord Mayfield, qu’elles peuvent avoir beaucoup à y faire. Vous avez admis, n’est-il pas vrai, ma théorie supposant que quelqu’un avait pu se trouver au salon ?

— Oui. En fait, je pense comme vous que c’est ce qui a dû se passer.

— Nous ne dirons pas « dû », ce serait afficher trop de sûreté de soi. Mais si ma théorie est fondée, quelle était selon vous la personne en question ?

— De toute évidence, Mrs Vanderlyn. Elle était déjà revenue une fois chercher un livre. Elle aurait pu revenir une fois de plus pour un autre livre, pour un sac à main, pour un mouchoir qu’elle aurait laissé tomber – sous un de ces mille et un prétextes féminins. Elle convient avec sa femme de chambre que celle-ci va hurler, histoire de faire sortir Carlile du bureau. Sur quoi elle entre par la fenêtre et ressort par le même chemin, comme vous l’avez dit.

— Vous oubliez qu’il ne peut s’agir de Mrs Vanderlyn. Carlile l’a entendue appeler sa femme de chambre d’en haut pendant qu’il lui parlait.

Lord Mayfield se mordit la lèvre.

— C’est juste. J’avais oublié, admit-il, la mine contrite.

— Vous voyez bien, fit Poirot avec douceur. Cependant, nous progressons. Nous avons commencé par pencher pour une explication simpliste, celle du voleur venu de l’extérieur et reparti avec son butin. Une théorie bien commode, comme je l’ai déjà fait remarquer, trop commode pour qu’on s’y attarde. Nous l’avons récusée. De là nous sommes passés à la théorie de l’agent étranger – Mrs Vanderlyn – et celle-là aussi paraît merveilleusement cohérente, du moins jusqu’à un certain point. Mais elle est également trop facile, trop commode pour être acceptée.

— Vous laveriez Mrs Vanderlyn de tout soupçon ?

— Mrs Vanderlyn n’était pas dans le salon. Le vol aurait pu être commis par un complice de Mrs Vanderlyn, mais il est tout aussi possible qu’il ait été commis par quelqu’un d’autre. Dans ce cas, il faut prendre en considération le mobile.

— Est-ce que ce n’est pas un peu tiré par les cheveux, monsieur Poirot ?

— Je ne pense pas. Maintenant quels peuvent être ces mobiles ? Il y a l’argent. On peut avoir dérobé ces documents dans l’intention de les monnayer. C’est le plus simple. Mais l’objectif peut être très différent.

— Par exemple… ?

— Le vol peut avoir été commis dans le but de nuire à quelqu’un.

— À qui ?

— Peut-être à Mr Carlile. Il ferait un suspect idéal. Mais cela pourrait être pire. Les hommes qui veillent aux destinées d’un pays, lord Mayfield, sont particulièrement vulnérables à l’opinion publique.

— Autrement dit, le voleur aurait cherché à m’atteindre, moi ?

Poirot hocha la tête.

— Je crois savoir, lord Mayfield, que vous avez connu une période difficile, il y a environ cinq ans. Vous avez été soupçonné d’amitié pour une puissance européenne qui, à l’époque, était très mal vue de l’électorat de ce pays.

— Exact, monsieur Poirot.

— Tout homme d’état doit assumer de nos jours une tâche difficile. Il lui faut mener la politique qui lui paraît la meilleure pour son pays, mais il doit en même temps tenir compte de la force du sentiment populaire. Le sentiment populaire est le plus souvent irrationnel, confus et éminemment discutable. Ce qui n’est pas une raison pour ne pas le prendre en considération.

— Vous exprimez cela très bien. C’est exactement la malédiction de l’homme politique. Il doit s’incliner devant les sentiments du pays, aussi dangereux et imprudents qu’ils lui paraissent.

— Ce fut votre dilemme, je pense. Des rumeurs avaient circulé à propos d’un accord que vous auriez conclu avec le pays en question. Il y a eu contre vous, de la part de la presse et de l’opinion publique, une véritable levée de boucliers. Heureusement, le premier ministre a pu leur opposer un démenti formel, ce qui vous a permis de repousser les accusations, sans pour autant cacher où allaient vos sympathies.

— Tout ceci est exact, monsieur Poirot, mais pourquoi revenir sur le passé ?

— Parce qu’il n’est pas impossible qu’un de vos ennemis, déçu de la manière dont vous avez surmonté cette crise, s’efforce de vous replonger dans l’embarras. Vous avez rapidement regagné la confiance de l’opinion publique, l’histoire a été oubliée et vous êtes maintenant, à juste titre, l’un des hommes politiques les plus populaires d’Angleterre. On parle de vous comme du premier ministre qui succédera à Mr Humberly.

— Vous pensez qu’on cherche à me discréditer ? C’est ridicule !

— Réfléchissez, lord Mayfield. Si l’on apprenait que les plans du nouveau bombardier anglais ont été volés au cours d’un week-end auquel une fort séduisante personne avait été conviée, cela ferait mauvais effet. Deux ou trois allusions dans la presse à la nature de vos relations avec la personne en question suffiraient à susciter un nouveau climat de méfiance à votre égard.

— Personne ne prendrait cela au sérieux.

— Mon cher lord Mayfield, vous savez très bien que si ! Il en faut si peu pour saper la confiance de l’opinion publique.

— Oui, c’est juste, reconnut lord Mayfield, soudain soucieux. Mon Dieu ! Cette affaire devient de plus en plus compliquée. Vous pensez réellement… mais c’est impossible… impossible.

— Vous ne connaissez personne qui soit… jaloux de vous ?

— Absurde !

— Vous reconnaîtrez toutefois que mes questions concernant vos relations personnelles avec les gens qui se trouvent sur les lieux n’étaient pas sans fondement.

— Peut-être… peut-être. Vous m’avez interrogé à propos de Julia Carrington. Il n’y a pas grand-chose à en dire. Elle ne m’a jamais beaucoup plu et je ne crois pas qu’elle s’intéresse à moi. Elle fait partie de ces femmes agitées et nerveuses, dépensières et qui vendraient leur âme pour une partie de cartes. Je la crois assez vieux jeu pour détester en moi le self-made man.

— J’ai jeté un coup d’œil dans le Who’s Who avant de venir. Vous avez dirigé une importante entreprise industrielle et vous êtes vous-même un ingénieur de haut niveau.

— En ce qui concerne le côté pratique, j’ignore en effet peu de choses. Je suis parti de rien.

— Seigneur Dieu ! s’écria Poirot. J’ai été stupide… mais d’un stupide !

Lord Mayfield écarquilla les yeux.

— Je vous demande pardon, monsieur Poirot ?

— Une partie du puzzle vient de se mettre en place. Il y a quelque chose que je n’avais pas vu jusque-là, mais tout s’emboîte. Oui, tout s’emboîte avec une merveilleuse précision.

Lord Mayfield le regarda d’un air interrogateur.

Mais, avec un léger sourire, Poirot secoua la tête.

— Non, non, pas maintenant. Je dois encore mettre mes idées au clair…

Il se leva.

— Bonne nuit, lord Mayfield. Je crois que je sais où se trouvent les plans.

La voix de lord Mayfield grimpa de plusieurs tons :

— Vous le savez ? Alors, allons les chercher tout de suite !

Poirot secoua la tête.

— Non, non, ce ne serait pas raisonnable. Toute précipitation pourrait être fatale. Faites confiance à Hercule Poirot.

Il sortit. Lord Mayfield haussa les épaules avec mépris.

— Ce type est un charlatan, marmonna-t-il.

Il rangea ses papiers, éteignit les lumières et se dirigea, lui aussi, vers son lit.

6

— S’il y a eu un cambriolage, pourquoi diable le vieux Mayfield n’appelle-t-il pas la police ? demanda Reggie Carrington.

Il écarta son siège de la table.

Il était descendu le dernier. Son hôte, Mrs Macatta et sir George avaient fini leur petit déjeuner depuis un certain temps. Sa mère et Mrs Vanderlyn prenaient le leur au lit.

En racontant l’histoire mise au point par lord Mayfield et Hercule Poirot, sir George avait le sentiment de s’y prendre moins bien qu’il n’aurait dû.

— Cela me paraît étrange d’avoir fait appel à un étranger aussi bizarre que lui, déclara Reggie. Qu’est-ce qu’on a volé, père ?

— Je ne sais pas au juste, mon garçon.

Reggie se leva. Il avait l’air plutôt nerveux, ce matin.

— Rien… d’important ? Pas de… papiers ? Rien dans ce goût-là ?

— Pour dire la vérité, Reggie, je ne peux pas en parler.

— Secret d’état, hein ? Je vois.

Reggie grimpa l’escalier, s’arrêta un instant à mi-course, les sourcils froncés, puis reprit son ascension et frappa à la porte de sa mère. Elle lui cria d’entrer.

Assise dans son lit, lady Julia griffonnait des chiffres au dos d’une enveloppe.

— Bonjour mon chéri.

Elle leva les yeux et s’inquiéta aussitôt :

— Reggie, qu’est-ce qui se passe ?

— Rien de grave. Mais il semble qu’il y ait eu un cambriolage la nuit dernière.

— Un cambriolage ? Qu’est-ce qu’on a pris ?

— Je ne sais pas. C’est ultra-secret. Il y a une espèce de drôle de détective privé en bas qui pose des questions à tout le monde.

— C’est incroyable !

— C’est assez désagréable de se trouver là quand ce genre de choses se produisent.

— Qu’est-ce qui est arrivé au juste ?

— Je n’en sais rien. Cela s’est passé après que nous soyons tous allés nous coucher. Attention, mère, vous allez renverser votre plateau.

Il rattrapa le plateau à temps et le déposa sur une table près de la fenêtre.

— On a volé de l’argent ?

— Je vous répète que je n’en sais rien.

— J’imagine que ce détective interroge tout le monde ?

— J’imagine aussi.

— Ou étiez-vous la nuit dernière ? Ce genre de questions ?

— Probablement. Ma foi, je ne pourrai pas lui en dire lourd. Je suis allé directement au lit et je me suis endormi comme une souche.

Lady Julia ne répondit rien.

— À propos, mère, vous ne pourriez pas me dépanner, par hasard ? Je suis fauché comme les blés.

— Impossible, répliqua sa mère. J’ai moi-même un découvert effarant. Je ne sais pas ce que dira ton père lorsqu’il l’apprendra.

On frappa à la porte et sir George entra.

— Ah, tu es là, Reggie ! Peux-tu descendre dans la bibliothèque ? M. Poirot veut te voir.

Poirot venait juste de terminer l’interrogatoire de la redoutable Mrs Macatta.

Quelques brèves questions lui avaient permis de savoir que Mrs Macatta était montée se coucher peu avant 11 heures, qu’elle n’avait rien vu et rien entendu.

Poirot avait fait glisser la conversation du thème général du vol à des considérations plus personnelles. Il professait une vive admiration pour lord Mayfield. Citoyen de dernière zone, il sentait bien que lord Mayfield était un grand homme. Évidemment, Mrs Macatta qui était dans le secret des dieux, devait avoir plus de moyens que lui de s’en faire une idée précise.

— Lord Mayfield est intelligent, avait concédé Mrs Macatta, et il a bâti sa carrière à la force du poignet. Il ne doit rien à des privilèges héréditaires. Il lui manque peut-être une vision de l’avenir. En quoi, hélas ! tous les hommes se ressemblent, à mon avis. Ils n’ont pas l’ampleur d’imagination des femmes. D’ici dix ans, monsieur Poirot, la Femme sera le moteur principal du gouvernement.

Poirot avait déclaré qu’il en était convaincu.

Il était passé de là au cas de Mrs Vanderlyn. Était-il vrai, comme il l’avait entendu dire, que lord Mayfield et elle étaient infimes ?

— Pas le moins du monde. Je vous avouerai même avoir été très surprise de la rencontrer ici. Vraiment très surprise.

Poirot avait demandé à Mrs Macatta son opinion sur Mrs Vanderlyn – et l’avait obtenue :

— Une de ces femmes absolument inutiles, monsieur Poirot. De celles qui vous font désespérer de votre propre sexe ! Un parasite, ni plus ni moins qu’un parasite.

— Les hommes l’admirent, non ?

— Les hommes ! s’était écriée Mrs Macatta avec mépris. Les hommes se laissent toujours avoir par ces signes extérieurs de beauté. Ce garçon, le jeune Reggie Carrington, rougit dès qu’elle lui adresse la parole ; il se sent stupidement flatté qu’elle ait daigné le remarquer. Et cette façon ridicule qu’elle a de le flatter, elle aussi. Elle le félicite pour son bridge… où il est pourtant loin de se montrer brillant.

— Il ne joue pas bien ?

— Il a fait toutes sortes d’erreurs, hier soir.

— Et lady Julia, elle joue bien ?

— Beaucoup trop bien, à mon avis. Elle en fait presque une profession. Elle joue matin, midi, et soir.

— Pour des enjeux élevés ?

— Oui, beaucoup plus élevés que je ne me le permettrais. En vérité, je trouve que ce n’est pas bien.

— Elle se fait beaucoup d’argent au jeu ?

Mrs Macatta émit un grognement sonore et vertueux.

— Elle compte là-dessus pour payer ses dettes. Mais, d’après ce qu’on raconte, elle a dernièrement traversé une mauvaise passe. Elle avait l’air préoccupée, hier soir. Le démon du jeu, monsieur Poirot, vous entraîne à peine moins loin que le démon de la boisson. Si on m’écoutait, ce pays serait purifié…

Poirot avait été contraint de prêter l’oreille à un long monologue sur la purification de la morale anglaise. À la suite de quoi il avait habilement mis un terme à la conversation et fait appeler Reggie Carrington.

— Mr Reggie Carrington ?

— Oui. En quoi puis-je vous être utile ?

— Racontez-moi tout ce que vous pouvez sur ce qui s’est passé hier soir.

— Laissez-moi réfléchir… nous avons joué au bridge – dans le salon. Après ça, je suis monté me coucher.

— Quelle heure était-il ?

— Presque 11 heures. J’imagine que le cambriolage a eu lieu après ?

— Après, en effet. Vous n’avez rien vu ni rien entendu ?

Reggie secoua la tête.

— Je regrette. Je suis allé droit au lit et je n’ai pas le sommeil léger.

— Vous êtes allé directement du salon dans votre chambre et vous y êtes resté jusqu’au lendemain matin ?

— C’est bien ça.

— Curieux, dit Poirot.

Reggie se rebiffa :

— Qu’entendez-vous par curieux ?

— Vous n’avez pas entendu un cri, par exemple ?

— Non.

— Tiens ! Très curieux.

— Écoutez, je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Vous êtes peut-être un peu dur d’oreille ?

— Absolument pas.

Les lèvres de Poirot remuèrent. Peut-être répétait-il le mot « curieux » pour la troisième fois.

— Bon, eh bien merci, Mr Carrington, ce sera tout.

Reggie se leva et s’arrêta, indécis.

— Vous savez, dit-il, maintenant que vous m’y faites penser, je crois bien avoir entendu quelque chose dans ce goût-là.

— Ah, vous avez entendu quelque chose ?

— Oui, mais j’étais en train de lire, vous voyez – un roman policier, en fait – et je… eh bien, je n’ai pas saisi de quoi il retournait.

— Ah ! fit Poirot. C’est une explication très satisfaisante.

Son visage était dénué d’expression.

Toujours hésitant, Reggie se dirigea lentement vers la porte. Soudain il s’arrêta pour demander :

— Au fait, qu’est-ce qui a été volé ?

— Une chose de grande valeur, Mr Carrington. C’est tout ce que je suis autorisé à vous dire.

— Ah ! fit Reggie d’une voix neutre.

Il sortit.

Poirot hocha la tête.

— Ça s’emboîte, murmura-t-il. Ça s’emboîte à merveille.

Il sonna et demanda avec infiniment de courtoisie si Mrs Vanderlyn était enfin levée.

7

Très élégante, Mrs Vanderlyn fit une entrée remarquée. Elle portait un costume de sport fauve de belle coupe qui mettait en valeur les chauds reflets de sa chevelure. Elle choisit un fauteuil et adressa un sourire éblouissant au petit homme assis en face d’elle.

Un instant, quelque chose perça dans son sourire. Triomphe ? Moquerie ? Cela s’effaça aussitôt, mais n’en avait pas moins été là. Poirot le nota avec intérêt.

— Des cambrioleurs ? La nuit dernière ? Quelle horreur ! Mais non, je n’ai rigoureusement rien entendu. Et la police ? Ils ne peuvent pas faire quelque chose ?

Un court instant, elle eut de nouveau l’œil moqueur.

« Il est clair que la police ne vous fait pas peur, chère petite madame, se dit Poirot. Vous savez très bien qu’ils ne sont pas près de l’appeler. »

De là, il s’ensuivait que… quoi ?

— Vous devez bien vous rendre compte, madame, se contenta de dire sobrement Poirot, que c’est une affaire qui exige le maximum de discrétion.

— Mais, bien sûr, monsieur… Poirot, c’est bien ça ? Je n’aurais pas l’idée d’en souffler mot. J’ai trop d’admiration pour lord Mayfield pour vouloir lui causer le moindre souci.

Elle croisa les jambes. Une mule de cuir fauve dansa au bout de son pied gainé de soie.

Elle sourit, d’un sourire chaleureux, irrésistible, qui respirait le bien-être et la satisfaction de soi.

— Dites-moi ce que je peux faire.

— Merci, madame. Vous avez joué au bridge dans le salon, hier soir ?

— Oui.

— J’ai cru comprendre que toutes les dames étaient ensuite montées se coucher ?

— C’est exact.

— Mais l’une d’elles est revenue chercher un livre. C’était bien vous, non, Mrs Vanderlyn ?

— J’ai été la première à redescendre… oui.

— Qu’entendez-vous par la première ? demanda vivement Poirot.

— J’étais remontée aussitôt, expliqua Mrs Vanderlyn. À la suite de quoi, j’avais sonné ma femme de chambre. Comme elle tardait, j’ai resonné. Puis je suis sortie sur le palier. J’ai entendu sa voix et je l’ai appelée. Après qu’elle m’eut peignée, je l’ai renvoyée. Elle était nerveuse, elle n’était pas dans son assiette, et elle m’a plusieurs fois pris les cheveux dans la brosse. Juste après son départ, j’ai vu lady Julia monter l’escalier. Elle m’a dit qu’elle était descendue chercher un livre, elle aussi. Curieux, n’est-ce pas ?

Mrs Vanderlyn avait achevé sa phrase par un large sourire, plutôt félin. Hercule Poirot en conclut qu’elle ne devait pas porter lady Julia dans son cœur.

— Curieux, madame, je vous l’accorde. Dites-moi, avez-vous entendu votre femme de chambre crier ?

— Ma foi, oui. J’ai entendu, en effet, quelque chose de ce genre.

— Vous lui avez demandé des explications ?

— Oui. Et elle m’a raconté qu’elle avait vu flotter une silhouette blanche… C’est grotesque, non ?

— Que portait lady Julia la nuit dernière ?

— Oh, vous pensez que peut-être… Oui, je vois. Eh bien, elle portait une robe du soir blanche. Bien sûr, cela explique tout. Elle a dû l’apercevoir… dans la pénombre et la prendre pour un fantôme. Ces filles sont tellement superstitieuses !

— Il y a longtemps que vous avez cette femme de chambre, madame ?

— Oh, absolument pas. Cinq mois environ.

— J’aimerais la voir, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, madame.

Mrs Vanderlyn haussa les sourcils.

— Mais certainement, répondit-elle non sans froideur.

— J’aimerais assez, voyez-vous, lui poser quelques questions.

— Mais bien sûr.

Elle avait à nouveau, cette lueur d’amusement dans le regard. Poirot se leva et s’inclina :

— Vous avez toute mon admiration, madame.

Pour une fois, Mrs Vanderlyn fut un peu déconcertée.

— Oh, monsieur Poirot, c’est trop aimable à vous, mais pourquoi ?

— Vous êtes, madame, si parfaitement cuirassée, tellement sûre de vous !

Mrs Vanderlyn eut un rire un peu incertain.

— Dois-je prendre cela pour un compliment ? Je me le demande…

— C’est, peut-être, une mise en garde… contre une propension à traiter la vie avec arrogance.

Mrs Vanderlyn rit avec un peu plus d’assurance. Elle se leva et lui tendit la main.

— Cher monsieur Poirot, je vous souhaite un plein succès. Merci pour toutes les amabilités que vous m’avez dites.

Elle s’en fut.

« Vous me souhaitez un plein succès, n’est-ce pas ? marmonna Poirot en aparté. Mais c’est parce que vous êtes bien persuadée que ce succès, je ne l’obtiendrai pas. Oui, vous en êtes vraiment bien persuadée ! Et ça, voyez-vous, ça me déplaît souverainement. »

Il sonna et demanda avec humeur qu’on lui envoie mademoiselle Léonie.

Il la détailla dès qu’elle parut sur le seuil, hésitante, très sainte nitouche dans sa petite robe noire, le cheveu coiffé en deux vagues sombres et la paupière modestement baissée. Et il hocha lentement la tête, comme pour marquer son approbation.

— Entrez, mademoiselle Léonie, n’ayez pas peur.

Elle entra et resta bien sagement debout devant lui.

— Savez-vous, mademoiselle, déclara Poirot en changeant soudain de ton, que je vous trouve très jolie.

Léonie réagit aussitôt. Elle lui jeta un coup d’œil en coin et murmura :

— Monsieur est très aimable.

— Rendez-vous compte que j’ai demandé à Mr Carlile si vous étiez jolie ou pas et qu’il m’a répondu qu’il n’en savait rien !

Léonie leva le menton d’un air de dédain.

— Ce grand cornichon ?

— L’expression le décrit assez bien.

— Il n’a jamais dû regarder une fille de sa vie.

— Probablement pas. Dommage. Il ne sait pas ce qu’il perd. Mais il y en a d’autres, dans cette maison, qui sont plus sensibles à vos charmes, si je ne m’abuse.

— Je ne comprends pas ce que Monsieur veut dire.

— Oh, si, mademoiselle Léonie, vous comprenez très bien. C’est ingénieux, cette histoire que vous avez racontée, hier soir, à propos du fantôme que vous auriez vu. Dès que j’ai su que vous vous teniez là, les mains sur la tête, j’ai compris qu’il n’y avait jamais eu de fantôme. Quand une fille a peur, elle porte les mains à son cœur, ou encore à sa bouche pour étouffer un cri, mais si ses mains sont sur ses cheveux, cela signifie tout autre chose. Cela signifie qu’elle a les cheveux ébouriffés et qu’elle s’efforce à la hâte de les remettre en place. À présent, mademoiselle, dites-moi la vérité. Pourquoi avez-vous crié ?

— Mais monsieur, c’est pourtant vrai, j’ai aperçu une longue silhouette tout en blanc…

— Mademoiselle, ne faites pas insulte à mon intelligence. Cette histoire est peut-être assez bonne pour Mr Carlile, mais pas pour Hercule Poirot. La vérité, c’est qu’on venait de vous embrasser, n’est-ce pas ? Et je suis prêt à parier que c’est Mr Reggie Carrington qui vous avait serrée dans un coin.

Nullement décontenancée, Léonie le fixa d’un œil brillant.

— Après tout, qu’est-ce que c’est qu’un baiser ?

— Qu’est-ce, en effet, repartit Poirot avec galanterie.

— Vous comprenez, le jeune monsieur est arrivé derrière moi et m’a attrapée par la taille… alors, bien sûr, j’ai été surprise et j’ai crié. Si j’avais su… Je n’aurais pas crié, ça va de soi.

— Ça va de soi, acquiesça Poirot.

— Mais il s’était approché à pas de loup. Sur quoi la porte du bureau s’ouvre et voilà-t-il pas que « monsieur le secrétaire » en sort. Le temps que le jeune monsieur file au premier, moi, je suis restée là comme une idiote. Naturellement, il fallait que je dise quelque chose… surtout à… (elle poursuivit en français), un garçon comme ça, tellement collet monté !

— Alors vous avez inventé un fantôme ?

— Oui, monsieur, c’est tout ce qui m’est venu à l’idée. Une longue silhouette tout en blanc qui flottait à cinquante centimètres du sol. C’est ridicule, mais que pouvais-je faire ?

— Rien. Maintenant, tout s’explique. Je le soupçonnais d’ailleurs depuis le début.

Léonie lui jeta un regard aguichant :

— Monsieur est très malin… et très sympathique.

— Et puisque je n’ai pas l’intention de vous créer des ennuis avec cette histoire, ferez-vous quelque chose pour moi en retour ?

— Bien volontiers, monsieur.

— Que savez-vous des affaires de votre maîtresse ?

Léonie haussa les épaules.

— Pas grand-chose, monsieur. Bien sûr, j’ai mes idées.

— Et ces idées ?

— Eh bien, il ne m’a pas échappé que les amis de Madame sont toujours des soldats, des aviateurs ou des marins. Sans compter les autres – des messieurs étrangers qui viennent la voir très discrètement, parfois. Madame est très belle, mais je ne pense pas qu’elle le restera encore bien longtemps. Les jeunes gens la trouvent très séduisante. Quelquefois, j’ai comme l’impression qu’ils en disent trop. Mais c’est seulement mon idée, ça. Madame ne me raconte pas ses affaires.

— Vous essayez de me faire comprendre que Madame agit en solitaire ?

— C’est cela, monsieur.

— En d’autres termes, vous ne pouvez pas m’aider ?

— J’ai peur que non, monsieur. Si je pouvais, je le ferais.

— Dites-moi, votre maîtresse est de bonne humeur, aujourd’hui.

— De très bonne humeur, monsieur.

— Il est arrivé quelque chose qui lui a fait plaisir ?

— Depuis qu’elle est ici, elle voit la vie en rose.

— Si c’est vous qui le dites…

— Oui, monsieur, fit Léonie sur le ton de la confidence. Je ne peux pas me tromper. Je les connais, les humeurs de Madame. Elle nage en pleine euphorie.

— Avec un côté triomphant, peut-être bien ?

— C’est le mot, monsieur.

Poirot hocha tristement la tête.

— Je trouve ça… un peu difficile à supporter. Mais je vois bien que c’est inévitable. Merci, mademoiselle, ce sera tout.

Léonie lui lança un regard coquin.

— Merci, monsieur. Si je rencontre Monsieur dans l’escalier, je peux l’assurer que je n’appellerai pas au secours.

— Mon enfant ! se récria Poirot avec dignité. Ces bagatelles ne sont plus de mon âge.

Mais Léonie s’autorisa un petit rire taquin avant de se retirer.

Poirot arpenta lentement la pièce en tous sens. Il avait la mine grave et inquiète.

— À présent, marmonna-t-il enfin, lady Julia. Je me demande bien ce qu’elle va me raconter.

Lady Julia entra avec une assurance tranquille. Elle inclina la tête d’un mouvement gracieux et prit le fauteuil que Poirot lui avançait.

— Lord Mayfield dit que vous désirez me poser quelques questions, déclara-t-elle d’une voix posée qui dénotait la bonne éducation.

— Oui, madame. À propos d’hier soir.

— D’hier soir ?

— Que s’est-il passé après le bridge ?

— Mon mari a trouvé qu’il était trop tard pour commencer une autre partie. Je suis montée me coucher.

— Et ensuite ?

— Je me suis endormie.

— C’est tout ?

— Oui. Je n’ai rien, hélas ! de plus intéressant à vous raconter. Quand ce… (elle hésita) cambriolage a-t-il eu lieu ?

— Peu après que vous soyez montée dans votre chambre.

— Je vois. Et qu’a-t-on pris au juste ?

— Des papiers personnels, madame.

— Des papiers importants ?

— Très importants.

Elle fronça un peu les sourcils.

— Ils avaient… de la valeur ?

— Oui, madame, ils représentent beaucoup d’argent.

— Je vois.

Il y eut un silence. Puis Poirot demanda :

— Et votre livre, madame ?

— Mon livre ?

Elle leva vers lui un regard stupéfait.

— Oui, selon Mrs Vanderlyn, après que les dames se sont retirées toutes les trois, vous seriez redescendue chercher un livre.

— Oui, bien sûr, c’est exact.

— Donc – et ceci afin d’être bien clair – vous n’êtes pas allée droit au lit après être montée. Vous êtes redescendue au salon ?

— Oui, c’est vrai. J’avais oublié.

— Pendant que vous étiez dans le salon, avez-vous entendu quelqu’un crier ?

— Non… oui… Je ne crois pas.

— Mais si, madame. Si vous étiez dans le salon, vous ne pouviez pas ne pas l’entendre !

Lady Julia rejeta la tête en arrière.

— Je n’ai rien entendu, décréta-t-elle fermement.

Poirot haussa les sourcils mais ne répliqua pas.

Le silence se fit pesant. Lady Julia demanda tout à trac :

— Que fait-on ?

— Ce que l’on fait ? Je ne vous comprends pas, madame.

— Je veux dire, à propos de ce cambriolage ? La police fait sûrement quelque chose.

Poirot secoua la tête.

— On n’a pas fait appel à la police, madame. C’est moi qui suis chargé de l’affaire.

La mine de plus en plus tendue, elle posa sur lui un regard inquiet. Ses yeux noirs et scrutateurs cherchaient à percer l’impassibilité de Poirot.

Elle finit par les fermer, vaincue.

— Vous ne pouvez pas me dire quelles sont les mesures prises ?

— Je peux seulement vous assurer, madame, que je retournerai chaque pierre, que je ne « laisserai nulle place où la main ne passe et repasse »…

— Pour attraper le voleur… ou pour retrouver ces papiers ?

— Le principal c’est de retrouver les papiers, madame.

Elle changea d’attitude. Se fit lasse, indifférente.

— C’est sans doute la meilleure solution.

Il y eut encore un silence.

— Autre chose, monsieur Poirot ?

— Non, madame. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps.

— Merci.

Il lui ouvrit la porte. Et elle sortit, sans un regard pour lui. Poirot retourna près de la cheminée et se mit à régler avec soin l’ordonnance des bibelots qui se trouvaient sur le manteau. Lord Mayfield entra par la porte-fenêtre alors qu’il y était encore occupé.

— Alors ? s’enquit-il.

— Tout se passe au mieux. Les péripéties s’imbriquent comme il convient.

Lord Mayfield le regarda avec attention.

— Alors vous êtes content ?

— Non, je ne suis pas content. Mais je suis satisfait.

— Vraiment, monsieur Poirot, j’ai du mal à vous comprendre.

— C’est que je ne suis pas le charlatan que vous imaginiez.

— Je n’ai jamais dit…

— Non, mais vous l’avez pensé ! Peu importe. Je n’en ressens nulle offense. S’il m’arrive parfois d’adopter certaines poses, c’est que j’y suis contraint.

Lord Mayfield lui coula un regard sceptique d’où la méfiance n’était pas exclue. Il ne comprenait pas Hercule Poirot. Il aurait voulu le traiter par le mépris, mais quelque chose lui disait que ce petit bonhomme ridicule n’était pas aussi ridicule qu’il le paraissait. Charles McLaughlin avait toujours su détecter la compétence.

— Bah ! fit-il, nous sommes entre vos mains. Quelles sont vos prochaines directives ?

— Pourriez-vous vous débarrasser de vos invités ?

— Il doit y avoir moyen d’y parvenir… Je peux leur expliquer que cette affaire m’oblige à me rendre à Londres. Ils proposeront sans doute de partir.

— Très bien. Essayez d’arranger ça.

Lord Mayfield hésita :

— Vous ne croyez pas que…

— Je suis certain que c’est la meilleure ligne de conduite à adopter.

Lord Mayfield haussa les épaules.

— Bon, si c’est vous qui le dites.

Sur quoi il sortit.

8

Les invités partirent après le déjeuner. Mrs Vanderlyn et Mrs Macatta devaient prendre le train. Les Carrington avaient leur voiture. Poirot se trouvait dans le hall quand Mrs Vanderlyn fit à leur hôte des adieux touchants.

— Cela me désole de vous voir aux prises avec de tels ennuis. J’espère que tout s’arrangera au mieux. Je serai muette comme la tombe.

Elle lui étreignit la main et sortit pour monter dans la Rolls qui devait la conduire à la gare. Mrs Macatta y était déjà installée. Ses adieux avaient été froids et brefs.

Soudain, Léonie, qui était assise à côté du chauffeur, retourna en courant dans le hall.

— Le nécessaire de Madame n’est pas dans la voiture ! s’écria-t-elle.

On se dépêcha de le chercher. Lord Mayfield finit par le découvrir au pied d’un vieux coffre de chêne. Léonie poussa un petit cri de joie, attrapa l’élégante mallette de maroquin vert et sortit précipitamment.

Mrs Vanderlyn se pencha par la portière.

— Lord Mayfield ! Lord Mayfield ! (Elle lui tendit une lettre.) Seriez-vous assez aimable pour mettre ça avec votre courrier ? Si je la garde pour la poster en ville, je suis sûre de l’oublier. Mes lettres traînent dans mon sac pendant des éternités.

Sir George Carrington jouait avec sa montre. Il l’ouvrait et la fermait. C’était un maniaque de la ponctualité.

— Il leur reste très peu de temps, murmura-t-il. Très peu. Si elles n’y prennent garde, elles vont rater le train.

— Oh ! ne faites pas tant d’histoires, George, répliqua sa femme, exaspérée. Après tout, c’est leur train, pas le nôtre !

Il lui jeta un regard réprobateur.

La Rolls démarra.

Reggie gara la Morris des Carrington devant le perron.

— Tout est prêt, père, dit-il.

Les domestiques apportèrent les bagages des Carrington. Reggie supervisa leur installation dans le spider.

Poirot sortit sur le seuil pour observer les préparatifs.

Soudain, il sentit une main sur son bras. Très agitée, lady Julia lui chuchota à l’oreille :

— Monsieur Poirot, il faut que je vous parle… tout de suite.

Sa main se fit plus insistante et il céda. Elle l’entraîna dans un petit salon et ferma la porte. Elle s’approcha tout près de lui.

— Est-ce vrai, ce que vous avez dit ? Que ce qui importe le plus à lord Mayfield c’est de retrouver les papiers ?

Poirot la dévisagea avec curiosité.

— C’est tout ce qu’il y a de plus vrai, madame.

— Si… si on vous rendait ces papiers, vous engageriez-vous à ce qu’ils soient remis à lord Mayfield sans qu’il soit réclamé d’explications ?

— Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre.

— Vous devez me comprendre ! Je suis certaine que vous me comprenez. Je suggère que… que le voleur restera anonyme si les papiers sont rendus.

— Dans combien de temps cette restitution aurait-elle lieu, madame ?

— Dans les douze heures. Sans faute.

— Vous pouvez le promettre ?

— Je peux le promettre.

Comme il ne répondait pas, elle répéta d’une voix pressante :

— Pouvez-vous me garantir qu’il ne sera fait aucun battage publicitaire ?

Poirot répondit alors, très gravement.

— Oui, madame, ça, je peux vous le garantir.

— Alors, on peut tout arranger.

Elle sortit du salon en coup de vent. Un instant plus tard, Poirot entendait la voiture démarrer.

Il enfila le corridor qui menait au bureau. Lord Mayfield s’y trouvait. Il leva les yeux en entendant Poirot entrer.

— Alors ? demanda-t-il.

Poirot écarta les bras.

— L’affaire est close, lord Mayfield.

— Quoi ?

Poirot lui répéta mot pour mot sa conversation avec lady Julia.

Lord Mayfield le regarda avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas.

— C’est très clair, non ? Lady Julia sait qui a volé les plans.

— Vous ne voulez pas dire que c’est elle qui les a pris ?

— Certainement pas. Lady Julia est peut-être une joueuse. Ce n’est pas une voleuse. Mais si elle propose de rendre les plans, cela signifie qu’ils ont été volés par son mari ou par son fils. Sir George était avec vous sur la terrasse. Reste donc le fils. Je crois pouvoir reconstruire assez exactement les événements de la nuit dernière. Lady Julia entre dans la chambre de son fils et découvre qu’elle est vide. Elle descend à sa recherche mais ne le trouve pas. Ce matin, elle entend parler du vol, et elle entend aussi son fils déclarer qu’il est monté droit dans sa chambre et qu’il n’en est plus sorti. Ça, elle sait que c’est faux. Et elle sait encore autre chose à propos de son fils. Elle sait qu’il est faible et qu’il a désespérément besoin d’argent. Elle a remarqué qu’il s’est entiché de Mrs Vanderlyn. Tout lui semble clair. Mrs Vanderlyn a persuadé Reggie de voler les plans. Mais lady Julia est décidée aussi à jouer sa partie. Elle va dire deux mots à son fils, récupérer les plans et les rendre.

— Mais tout ça ne tient pas debout ! C’est impossible ! s’écria lord Mayfield.

— Bien sûr que c’est impossible, mais lady Julia n’en sait rien. Elle ne sait pas comme moi, Hercule Poirot, que le jeune Reggie Carrington n’était pas occupé à voler des papiers hier soir, mais qu’il était en train de flirter avec la femme de chambre de Mrs Vanderlyn.

— Toute cette histoire n’est qu’un sac d’embrouilles !

— Tout juste.

— Alors l’affaire n’est pas réglée du tout !

— Mais si, elle est réglée. Moi, Hercule Poirot, je connais la vérité. Vous ne me croyez pas ? Vous ne m’avez pas cru, hier, lorsque je vous ai dit que je savais où se trouvaient les plans. Et pourtant je le savais bel et bien. Ils étaient à portée de la main.

— Où ça ?

— Dans votre poche, monsieur.

Il y eut un silence. Puis lord Mayfield demanda :

— Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de dire, monsieur Poirot ?

— Oh oui, je le sais fort bien. Je sais que je m’adresse à un homme très intelligent. Dès le début, j’ai été troublé par le fait que, myope comme vous avez reconnu l’être, vous puissiez être aussi certain d’avoir vu cette silhouette passer par la fenêtre. Vous vouliez que cette explication – si commode – soit adoptée. Pourquoi ? Plus tard, un par un, j’ai éliminé tous les suspects possibles. Mrs Vanderlyn était en haut, sir George était avec vous sur la terrasse, Reggie Carrington avec la petite française dans l’escalier, Mrs Macatta sans conteste dans sa chambre – la dite chambre est contiguë à celle du gardien et Mrs Macatta ronfle ! Lady Julia croyait de toute évidence à la culpabilité de son fils. Restaient deux possibilités. Ou Carlile n’avait pas mis les plans sur le bureau mais dans sa poche – ce qui n’est guère plausible puisque, comme vous l’avez souligné, il aurait pu en faire une copie –, ou alors… ou alors les plans étaient à leur place quand vous vous êtes approché du bureau, et le seul endroit où ils avaient pu disparaître, c’était dans votre poche. Auquel cas, tout était clair : votre insistance à prétendre avoir aperçu une silhouette, votre insistance à vouloir innocenter Carlile, votre répugnance à faire appel à mes services.

« Une seule chose m’intriguait : le mobile. Vous êtes – j’en suis convaincu – un homme honnête et intègre. Votre souci de ne pas laisser accuser un innocent le montre assez. Il était non moins évident que le vol des plans pouvait nuire à votre carrière. Alors, pourquoi ce vol complètement déraisonnable ? La réponse a fini par me venir. À l’époque où vous avez traversé cette crise, il y a quelques années, le premier ministre avait assuré publiquement que vous n’aviez pas négocié avec cette puissance étrangère. Supposons que ce ne soit pas tout à fait exact, qu’il reste des traces de cette négociation – une lettre, peut-être – prouvant qu’en réalité, vous aviez fait ce que vous aviez publiquement démenti. Ce démenti était politiquement nécessaire, mais il est douteux que l’homme de la rue voit ça du même œil. Cela pourrait signifier qu’au moment où le pouvoir suprême allait vous être confié, un écho de ce passé pouvait venir tout détruire.

« Je suppose que cette lettre était restée dans les mains d’un certain gouvernement, et que ce gouvernement vous a proposé un marché : la lettre en échange des plans du nouveau bombardier. Il y en a qui auraient refusé. Vous, non ! Vous avez accepté. Mrs Vanderlyn devait servir d’intermédiaire. Elle était ici pour effectuer l’échange. Vous vous êtes trahi en reconnaissant que vous n’aviez aucun plan bien arrêté pour la prendre au piège. Cet aveu ôtait beaucoup de poids à la raison pour laquelle vous l’aviez soi-disant invitée.

« Vous avez organisé le cambriolage. Histoire d’écarter tout soupçon de Carlile, vous avez prétendu avoir vu le voleur sur la terrasse. Même s’il n’avait pas quitté la pièce, le bureau est si près de la fenêtre qu’un voleur aurait pu s’emparer des plans pendant que Carlile, le dos tourné, cherchait des papiers dans le coffre. Vous vous êtes approché du bureau, vous avez pris les plans et vous les avez gardés sur vous jusqu’au moment où, comme vous en étiez convenu, vous les avez glissés dans le nécessaire de toilette de Mrs Vanderlyn. En échange, elle vous a remis la lettre fatale déguisée en lettre à poster.

Poirot s’arrêta.

— Vous savez vraiment tout, monsieur Poirot. Vous devez penser que je suis le pire des salopards.

Poirot fit un petit geste.

— Non, non, lord Mayfield. Je pense, comme je vous l’ai dit, que vous êtes très intelligent. Cela m’est apparu soudain en parlant avec vous, la nuit dernière. Vous êtes un ingénieur de premier ordre. Je suis persuadé que les caractéristiques du bombardier ont subi quelques subtiles modifications. Des modifications introduites avec tant d’ingéniosité qu’il sera difficile de comprendre pourquoi cet appareil n’est pas aussi réussi que prévu. Une certaine puissance étrangère pensera que ce modèle est un échec. Ce sera une grande déception pour elle, j’en suis sûr.

Il y eut un nouveau silence…

— Vous êtes beaucoup trop clairvoyant, monsieur Poirot, dit enfin lord Mayfield. Je vous demande seulement de croire ceci : j’ai foi en moi-même. Je suis convaincu que je suis l’homme dont l’Angleterre a besoin pour traverser la crise que je vois venir. Si je n’étais pas sincèrement convaincu que mon pays a besoin de moi pour tenir la barre du navire de l’État, je n’aurai jamais fait ce que j’ai fait – concilier le salut de mon âme avec l’intérêt immédiat… et utiliser un habile subterfuge pour éviter d’aller à ma perte.

— Si vous ne saviez pas concilier le salut de votre âme avec l’intérêt immédiat, vous ne seriez pas un homme d’état, lord Mayfield.